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ARTO PAASILINNA
Petits suicides entre amis

 " Les plus redoutables ennemis des Finlandais sont la mélancolie, la tristesse, l’apathie. Une insondable lassitude plane sur ce malheureux peuple et le courbe depuis des milliers d’années sous son joug, forçant son âme à la noirceur et à la gravité. Le poids du pessimisme est tel que beaucoup voient dans la mort le seul remède à leur angoisse. Le spleen est un adversaire plus impitoyable que l’Union soviétique."

"En attendant qu’il parvienne dans sa zone de pêche, Uula eut tout le loisir de faire sécher ses centaines de milliers de dollars, la nuit, sur le pont avant du bateau. En deux mois, il apprit à parler portugais — ce qui n’a rien d’étonnant, car sa prononciation est étonnamment proche de celle du same. Le portugais dérive du bas latin, le same du brame des rennes. "


ARTO PAASILINNA
La forêt des renards pendus

"Dans la forêt des renards pendus, les pièges se déclenchèrent les uns après les autres, chaque fois que des touristes allemands s’intéressaient d’un peu trop près aux saucisses séchées en plein air. Au fil du temps, soixante vacanciers au total se pendirent dans la tenderie, à la plus grande joie des charognards. On peut aujourd’hui y voir une troupe de squelettes qui, par temps de vent, se balancent en cliquetant au bout de leur nœud coulant. L’hiver, poudrés de givre, ils offrent sur l’écrin de la toundra enneigée un spectacle d’une prodigieuse et surnaturelle beauté. Nul ne peut échapper à leur sortilège, ni oublier jamais l’extraordinaire magie de l’eldorado lapon. "

ALFRED PACQUEMENT
HENRI MICHAUX

"En somme, c'est le cinéma que j'apprécie le plus dans la peinture."

LEONARDO PADURA

La page Léonardo Padura sur Lieux-dits


EMMANUELLE PAGANO

La page Emmanuelle Pagano sur lieux-dits

BORIS PAHOR
La villa sur le lac

"La petite place donnait toujours sur le lac, comme autrefois. La guerre aurait pu la changer, mais elle était restée la même, entourée de maisons sur trois côtés. Devant, il y avait le port ; sur la rive, des filets de pêche tendus d'arbre en arbre. Tout comme autrefois. Seul le môle d'amarrage du vaporetto du lac de Garde avait changé : il n'était plus en bois. Le nouveau môle était en pierre et c'était peut-être bien cette blancheur des pierres ayant remplacé les antiques planches noires et familières, c'était peut-être bien cette nouveauté qui rendait l'atmosphère de la petite place différente de celle des jours anciens."

 

MARCELO RUBENS PAIVA
Rubis sur l'ongle

Traduction du portugais (Brésil) de Richard Roux

"Miami arbore des couleurs qui me conviennent parfaitement : ville des gens en situation irrégulière, clandestins (scories) ; ville des apatrides, des sans nom ; ville de transit, de départ. J’ai passé la nuit à contempler les casiers de consigne automatique. Il fallait que je sois d’une patience à toute épreuve. Pas d’urgence. "

 

ORHAN PAMUK

ORHAN PAMUK
La femme aux cheveux roux

En 1985, nous habitions un appartement au fin fond de Besiktas, près du pavillon des Tilleuls. Mon père tenait une petite pharmacie appelée Hayat '"La Vie"). Une fois par semaine, elle restait ouverte toute la nuit, et mon père assurait la permanence. Ces soirs-là, c'est moi qui lui apportais son dîner. J'aimais rester dans le magasin à humer l'odeur des médicaments tandis que mon père - grand, mince et bel homme - prenait son repas à côté de la caisse. Trente années ont passé mais aujourd'hui, à quarante-cinq ans, j'aime toujours l'odeur des vieilles pharmacies aux armoires et aux rayonnages en bois."

 


ORHAN PAMUK
Le musée de l'Innocence

"C'était le moment le plus heureux de ma vie, je ne le savais pas. Aurais-je pu préserver ce bonheur, les choses auraient-elles évolué autrement si je l'avais su? Oui, si j'avais pu comprendre que je vivais là le moment le plus heureux de mon existence, jamais je n'aurais laissé échapper ce bonheur. Ce merveilleux moment en or qui me comblait d'une profonde félicité n'avait peut-être duré que quelques secondes, mais ce bonheur m'avait paru durer des heures, des années. Le lundi 26 mai 1975, vers trois heures moins le quart, un instant semblait s'être soustrait à l'emprise du temps, aux lois du monde et de l'attraction terrestre, de même que nous semblions libérés de la faute, du péché, du châtiment et du remords."


ORHAN PAMUK
Le château blanc

Nous allions de Venise à Naples quand les navires turcs nous barrèrent la route. Notre convoi ne comprenait que trois bateaux en tout et pour tout, alors que les galères qui surgissaient de la brume se succédaient sans fin. La peur et l'affolement s'emparèrent aussitôt de notre bateau ; nos galériens, turcs ou maghrébins pour la plupart, poussaient des clameurs de joie, ce qui ébranla encore plus notre moral. Comme les deux autres, notre voilier mit le cap vers l'ouest, vers la côte, mais il ne put faire preuve d'autant de célérité que les autres. Craignant des représailles au cas où il se ferait capturer, notre capitaine ne se décidait pas à ordonner de fouetter violemment les galériens. Par la suite, il m'arriva souvent de me dire que la couardise de cet homme avait changé toute ma vie.


ORHAN PAMUK
Le livre noir

Il sortit de l'hôtel. Le chauffeur du taxi se mit à lui raconter une histoire. comme il avait bien compris qu'on ne peut être soi-même qu'en racontant des histoires, Galip l'écoutait avec bienveillance.



ORHAN PAMUK
Mon nom est rouge

Moi, le chien

Je voudrais dire juste une chose pour terminer : Mon maître précédent était un Monsieur plein d'équité. Quand nous sortions la nuit pour marauder, c'était partage des tâches : je me mettais à aboyer, il égorgeait notre victime. Comme ça, on n'entendait pas les cris du type. En échange, une fois réglé son compte à ce mauvais sujet, il le découpait, il le faisait cuire, puis me le donnait à manger. Moi, je n'aime pas la viande crue. Dieu veuille que l'exécuteur des hautes œuvres qui se chargera du prêcheur d'Erzurum y pense lui aussi, que je ne m'esquinte pas l'estomac avec cette viande coriace.

ALEXANDRE PAPADIAMANTIS
Les petites filles et la mort

"A demi allongée au coin du feu, les paupières closes, laissant reposer sa tête contre le jambage - le montant, comme on dit là-bas - de la cheminée, la vieille Khadoula que l'on appelait plus souvent Yannou la Franque, ne dormait pas, mais faisait le sacrifice de son sommeil auprès du berceau de sa petite-fille malade. L'accouchée, la mère du nouveau-né souffrant, s'était endormie un peu plus tôt, sur son lit misérable posé à même le sol."

 

ANNE PARIAN
La Chambre du milieu

Le blanc domine le tombeau du frère que l'on me donne en exemple.

Il est dans les bras de la mère noire mais je comprends qu'il est noir comme moi dans les bras de la mère blanche.

La mère aux cheveux noirs et blanche.

Le père aux cheveux noirs et blanc.

Ont un nouveau fils blanc.

Je recule pour mieux voir.

Ce faisant je rétrécis.

Lire à la bougie sous les couvertures est dangere

Je prévois l'incendie.


EDUARDO ANTONIO PARRA
El Eden

Traduction de l'espagnol (Mexique) par François-Michel Durazzo

"Des coups de cloche, dit-il et deux fois ses mains frappèrent la surface de la table, lentement, comme pour raviver en lui la mémoire des sons. Quand je repense à cette nuit-là, c’est la première chose que je me rappelle, poursuivit-il d’une voix lasse, comme s’il commençait à évoquer quelque chose qui venait d’arriver. Des coups de cloche sans fin. L’un après l’autre. Nets, durs, expansifs ; un aperçu de la mitraille qui allait suivre. Vous avez déjà entendu retentir le son d’une cloche dans un ciel silencieux, professeur ?"

MAXIME H. PASCAL
Le tambour de Pénélope

"parce que les couloirs sont des livres
parce que les notes poussières
les minutes tournent à vide en rond au carré
parce que les paroles transverses se rendent inoubliables"


MAXIME H. PASCAL
Nostos

"il traîne les pieds il va s'appeler Ulysse
il est fait pour rentrer
pour se démener sur une flaque d'eaux versatiles
pour croiser des femmes les insatisfaire les frôler les
fuir esquiver des rochers"

 

PIER PAOLO PASOLINI

PIER PAOLO PASOLINI
La Longue Route de Sable

Sur la France et sur l'Italie, le soleil descend. Un amas de rochers et de buissons, un seul ; un amas de terre, avec des pics, des creux, des courbes. Là-bas, la villa de Coty, une petite villa jaune, au milieu d'un jardin sauvage. Un jet de vapeur rose qui s'échappe en colonne de là-haut fait fusionner davantage encore ce bloc de côte.


PIER PAOLO PASOLINI
Les Anges distraits

"Même dans nos jeux sauvages et plats, il y avait dans les Jardins Publics de Crémone quelque chose de mondain ; par-dessus les aspects encore immatures, ambigus, grossiers et pervers de notre vie enfantine s'était établi (certes, comme un échafaudage branlant et âprement élémentaire) un surmonde de quasi-conscience, que sa morale courante et sa médisance rendaient semblable à celui des adultes."


PIER PAOLO PASOLINI
Je suis vivant

"Et dans les vignes brûlées de soleil
et les maisons aux enduits incandescents,
un son de cloche obsédant. "

FREDERIC PAULIN
La guerre est une ruse

"Le bou addad s’embrase comme du papier journal dans un brasero, l’été a été sec, trop sec. Les grands eucalyptus prennent feu les premiers, on dirait d’immenses torches qui éclairent toute la vallée. Des nuées d’étourneaux fuient l’incendie, certains brûlent en vol et s’écrasent au-delà de la route. Des milliers de criquets refluent vers les soldats, les artilleurs secouent frénétiquement les pieds pour s’en débarrasser."


FREDERIC PAULIN
La Nuit tombée sur nos âmes

" La nuit est chaude dans le square Valetta, mais la pluie tombe dru sur Gênes. De fines coulées de boue dévalent le camping des black blocs. Il est assis contre la roue d’un camping-car décati sous un auvent qui fuit. Il boit une énième bière avec, à ses côtés, deux flics de la DST, une journaliste du Journal du dimanche, un photographe qui se donne des airs de reporter de guerre, et une demi-douzaine d’individus qui se revendiquent du black bloc. Tout ce beau monde s’enfile de l’alcool et fume des joints, balance des vannes et se raconte les contre-sommets précédents. L’humidité s’infiltre dans ses vêtements, dans son corps, dans sa tête. Un mauvais polar n’oserait pas une telle distribution, une telle scénographie. "

 


FREDERIC PAULIN
La grande peur du petit blanc

"Rennes 1972
À la Rose de Casablanca, au pied des HLM de la ZUP Sud de Rennes, Rochdi Mekchiche croisa à nouveau le grand ouvrier qui avait vécu à Philippeville. Ils prirent bientôt l'habitude de boire des cafés au comptoir en échangeant des souvenirs sur leur ville natale. Finalement, ça passait le temps, se disait Rochdi qui n'avançait plus dans ses recherches."


FREDERIC PAULIN
La Dignité des psychopates

"-Ça vous fait quoi d'être un agent double ?
- Je l'ai finalement toujours été. Mais avant c'était seulement pour mon compte...
- Il faudra que vous m'expliquiez cette histoire de chien. On ne tue pas un type comme Doriot pour un chien. Il y a des milliers de raisons pour le tuer. De milliers de vraies raisons.
Il sortit dans le couloir.
-Mais pas pour un chien...
Mordefroid suivit sa maîtresse et, calés à l'arrière d'une camionnette, ils prirent la route de Constance le soir même."

CESARE PAVESE
Le bel été

A cette époque-là, c'était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit, que, lorsqu'on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu'un incendie allait éclater, qu'un enfant allait naître dans la maison ou, même, que le jour allait venir soudain et que tout le monde sortirait dans la rue et que l'on pourrait marcher, marcher jusqu'aux champs et jusque de l'autre côté des collines. « Bien sûr, disaient les gens, vous êtes en bonne santé, vous êtes jeunes, vous n'êtes pas mariées, vous n'avez pas de soucis... » Et même l'une d'entre elles, Tina, qui était sortie boiteuse de l'hôpital et qui n'avait pas de quoi manger chez elle, riait, elle aussi, pour un rien et, un soir où elle clopinait derrière les autres, elle s'était arrêtée et s'était mise à pleurer parce que dormir était idiot et que c'était du temps volé à la rigolade.

JURICA PAVICIC
Le Femme du deuxième étage

Traduction du croate de Olivier Lannuzel

" Elle allume la lumière. Face à elle, sous l’éclairage éblouissant, son espace de travail : la cuisine de la prison.
Elles sont trois en cuisine. L’une s’appelle Mejra, une Rom de la frontière hongroise, qui a poignardé son beau-père, à raison selon Bruna. Elle est arrivée à la prison avant Bruna et elle y restera encore un moment quand Bruna sera partie. L’autre s’appelle Vlatka, une Zagréboise, la cinquantaine avancée, à l’allure cruelle et légèrement aristocratique. Vlatka a été condamnée pour de multiples escroqueriesdans des affaires immobilières. "

" Tout ce qui lui revient comme souvenir, c’est un espace standard dépouillé. Le curé et le gâteau, la prière et le plat de pašticada, les claviers, l’hymne, la pâte d’amandes et le fromage de brebis. Les taches sur la nappe, le slow lançant la soirée, les grains de riz jetés et le goulasch pour dégriser les soûlots. Un mariage comme tous les autres, se dit-elle chaque fois qu’elle y pense. Et elle ressent un malaise à la limite de la honte. Le matin qui suivit la noce, elle se réveilla pour la première fois dans une nouvelle maison, dans un nouveau lit qui sentait encore la colle."


JURICA PAVICIC
L'eau rouge

Traduction du croate de Olivier Lannuzel

" Entre-temps, le soleil s’est couché sur les gorges de la Prosika. Des petits bateaux commencent à sortir du port dans le crépuscule. Les villageois partent pêcher à la traîne à la nuit tombée. Canots et tartanes glissent avec légèreté sur l’eau lisse et sombre comme l’encre, et l’on entend dans la baie le léger ronflement continu des diesels."

"1991. Des images de chars, de réfugiés et de soldats en tenue de camouflage alternent à l’écran, pendant que le présentateur, sur un ton grave et dramatique, expose le rapport du jour.
Les nouvelles sont terribles, ça empire de jour en jour. L’alerte aérienne a retenti trois fois depuis ce matin à Osijek et à Đakovo. À Šibenik, des combats se sont déroulés sur le pont à l’entrée de la ville. Aucun bulletin d’information, ni celui du matin ni celui de la mi-journée, ne fait plus état de la situation à Drniš.Ils ont maintenant assez d’expérience pour savoir ce que cela signifie. Drniš, ont-ils compris, est tombé, mais la télévision ne veut pas le dire.
Les images des combats à Šibenik défilent sur l’écran. Des chars stationnent à l’entrée du pont, près d’un ancien motel, et tirent au canon sur la ville. Le reportage montre le chaos dans les rues, des maisons qui brûlent et des tuiles éparpillées sur le sol. La caméra glisse son œil inquisiteur dans un mur éventré. On découvre les restes d’une salle de concert défoncée : des sièges renversés pêle-mêle, un lustre écrasé. Un piano sur lequel un morceau du plafond est tombé. Et partout du verre, beaucoup de verre."


Charge de Nikola Šubić Zrinski lors du siège de Szigetvár, 1566.
Johann Peter Krafft


OCTAVIO PAZ

OCTAVIO PAZ
Lueurs de l'Inde


"la lumière sur la mer,
la lumière pieds nus sur la terre et la mer endormies."

 


OCTAVIO PAZ
L'inconnu personnel

"Le thème de l'aliénation et de la quête de soi-même, dans la forête enchantée ou dans la ville abstraite, est plus qu'un thème : c'est la substance même de son oeuvre. Durant ces années, il se cherche; il ne tardera pas à se trouver, en s'inventant."


 

OCTAVIO PAZ
L'arc et la lyre

"...car le poème est voie d'accès au temps pur, immersion dans les eaux originelles de l'existence. La poésie n'est rien d'autre que le temps, rythme perpétuellement créateur."


OCTAVIO PAZ
L'arbre parle

"Aimer, c'est peut-être apprendre
à marcher dans ce monde
Apprendre à nous tenir tranquilles
comme le chêne et le tilleul de la fable.
Apprendre à regarder.
Ton regard est comme un semeur.
Il a planté un arbre. Je parle
parce que tu fais trembler les feuilles."


OCTAVIO PAZ
MARIE JOSE PAZ
Figures et figurations
Préface d'Yves Bonnefoy

"Ici

Mes pas dans cette rue
résonnent
dans une autre rue

j'entends mes pas
passer dans cette rue

seule est réelle la brume."

EDMUNDO PAZ SOLDAN
La Vierge du Mal
Traduction de l'espagnol (Bolivie) de Robert Amutio

 " Tandis qu’il avançait du côté de l’entrée bordée de palmiers aux palmes fanées, le silence du lieu l’a ému. Un monstre invisible avait étreint l’édifice jusqu’à l’étouffer, en silenciant le chœur des bruits qui l’éclaboussait tout le long du jour, les insultes des prisonniers, les ordres des gardiens, les cantiques des prédicateurs, les propositions des marchands ambulants, les incitations à parier aux futurs. Les projecteurs des tours d’observation éclairaient partiellement le pénitencier bien que la nuit ne soit pas tombée, comme si par cette lumière on voulait compenser l’absence de bruits."


EDMUNDO PAZ SOLDAN
Norte
Traduction de l'espagnol (Bolivie) de Robert Amutio

"L'exposition était divisée en sujets liés aux obsessions du peintre : cavaliers et chevaux ; paysages ; femmes ; trains et tunnels. Les dessins, énormes, étaient frappants et constituaient une révélation pour moi ; j’avais reconnu auparavant le talent de Ramírez, mais je l’avais vu de la distance à laquelle on peut juger de l’art sans nécessité de le sentir ; je n’avais pas été capable de me hausser à son niveau. Je pouvais trouver des excuses en disant que les reproductions dans les livres et sur la toile ne rendaient pas justice aux œuvres, mais ça ne changeait pas grand-chose. J’ai senti que j’aurais dû écrire quelque chose pour le dossier, que j’avais laissé passer une opportunité.
J’ai admiré la section cavaliers et chevaux, celle qui était la plus fréquentée et qui comportait le plus de tableaux. J’ai fait attention aux détails – les cartouchières chargées de balles, les chevaux qui fixaient le ciel, les lignes parallèles qui encadraient la composition, les couleurs rouge et violet qui dominaient –, j’ai lu les textes qui accompagnaient les œuvres sur les côtés : on connaissait presque trois cents dessins de Ramírez et quatre-vingts d’entre eux avaient à voir avec des cavaliers."

 


FLORENCE PAZZOTTU

FLORENCE PAZZOTU
Alors,

sur la palissade d'un
oui s'ennuie le désert d'une parole où
claque soudain un refus
que porte l'appel du
vivre (ce vrac de lumière et d'odeurs)

-dehors traverse

[...]

alors- ce que tout poème est
un froissement du temps un espace
un énigmatique lancer

 

un jet qui dire
une extension de la pensée
dans le plus dense
-une trouée


FLORENCE PAZZOTTU
Petite,

Petite, je ne comprenais pas que l'on me dît sans cesse :"Profite de ton âge, c'est la plus belle heure de la vie"; l'enfance était pour moi non pas un bien que l'on peut perdre mais la texture secrète de mon âme - un temps illimité.


FLORENCE PAZZOTTU
la Tête de l'Homme

À contre-pente

Écrire est une contre-pente, cet éveil, ce
recueil des forces qui résistent à la mort (aux
pentes de la mort, chaque jour, gestes, mots, dedans,
dehors, induits cachés - banals - ou assénés), cet
effort bienheureux, bienveillant et rude parfois,
éprouvant, pour que soient préservés, à venir
le vivant, le singulier de l'homme et l'énigme qu'il
est pour l'homme et que ne perce (pas plus que pour le
vers) la divulgation ni de son nombre - ne fait
pas somme, crie plutôt l'opacité accrue,
la défaite de qui tente l'élucidation du
mystère de l'espèce parlante en la visant
du dehors comme un genre connu - ni de son vide
supposé; par grâce, ou sursaut vif, apaisant
l'inflation dure, l' éruption de substance de
son centre introuvable et que manquent - mais elles pèsent,
menacent - toutes les tentatives de fabrique
et commerce du vif; l'homme serait - ainsi nous
parle " écrire", à contre-pente - non pas cet
animal-parlant, anomalie ou perfection,
seuil, achèvement de l'évolution, mais dans
la nature une coupe (trouée - comme le vers
taillant la phrase) - une percée énigmatique.

 


FLORENCE PAZZOTTU
La place du sujet

Nathan ne comprend pas; la place du sujet;
Il ne sait pas le dire. - Allons, dit la maîtresse,
Tu connais l'alphabet, sois patient pour le reste!
Omar ne le sait pas, ni Manon, ni Laïa;
Je dois m'occuper d'eux, d'Elahmin, de Kader;
Je veux entendre Joy réciter le poème ...
Justement, dit Nathan, c'est votre poésie ...
(Il ouvre grand les yeux pour chercher un appui.)
"Sans lâcher son butin / Longtemps alla Lapin ... "
Mais qui le fait aller? - Qu ' est-ce que tu dis, Nathan?
C'est lui qui va, bien sûr! C'est Lapin le sujet!
- Mais si c'est lui qui va ... pourquoi est-il derrière? !

DOUG PEACOCK
Mes années grizzly

"Le grizzly irradiait la puissance. Il était pourvu d’une grande force physique et d’un tempérament irritable qui l’autorisaient à attaquer et à tuer chaque fois qu’il en avait envie. Mais, presque toujours, il choisissait de ne pas le faire et cachait son pouvoir derrière des fanfaronnades de dur. C’était le genre de maîtrise de soi qui commandait le respect – un acte de grâce musculaire. "

"Lorsque j'arrivai dans la région des sources chaudes, la neige épaisse recouvrant la prairie fondait et s’écoulait vers des scories volcaniques de couleur grise. J’enlevai mes raquettes et traversai un petit ruisseau marécageux sur un rondin que le carbonate de la nappe phréatique avait taché de blanc. Des corbeaux tournaient non loin de là, au-dessus de la pente d’un monticule boisé des fissures duquel s’échappait de la vapeur. Marchant sous le vent, je le contournai, essayant de détecter une odeur."

GENEVIEVE PEIGNE
L'Interlocutrice

"La simplicité des rapports entretenus avec les personnages de romans - leur répondre en confiance. Avait-elle cette spontanéité, Odette, pour entrer en contact dans « la vie » ?
Lisant ses vingt-trois livres, l'illusion entre nous d'une rencontre qui serait dépouillée du rapport mère-enfant, au profit de ce caractère de liberté respectueuse qu'il y a dans la relation auteur-lecteur.
Engager avec elle la rencontre comme avec une inconnue ? J'ai peur de ne pas savoir faire preuve d'assez de délicatesse.

*

À 4 h moins 10 très mal dans tout le corps Très très mal à la tête au corps Ils me brûlent Ils me brûlent mes 2 pieds et c'est vrai Mal aux 2 jambes Très mal au derrière Mal à la cystite Mal aux 2 pieds qui brûlent Aux 2 yeux Tout est vrai Il est 4 h 20

 

JEAN-MARIE PELT
Les langages secrets de la nature

"Car si l'homme se crée des environnements nouveaux entièrement artificiels, ceux-ci le marquent à leur tour. L'environnement n'est pas neutre : support de notre existence, il doit rester le cordon ombilical qui nous lie à cette nature dont nous sommes et qui nous porte. L'oublier serait s'exposer aux plus graves périls. Entre l'ordinateur et le marronnier, s'il fallait choisir, c'est le marronnier qu'il faudrait garder."

RAYMOND PENBLANC
Les trois jours du chat

"Je ne peux pas bouger, pas parler, je répète toujours les mêmes mots, je radote, je dégoise, j’extravague, on m’a tranché un bras, coupé une jambe, crevé un œil et les tympans, je ne suis qu’une moitié d’homme, fichez-moi la paix."

" La tête me tourne. L’air est vif, le ciel parcouru de nuages, la route déserte. Tout cela me saoule et m’attire. Je sens que j’ai besoin de marcher, là, tout de suite, pas loin. "


RAYMOND PENBLANC
Bref séjour chez les morts

" Il se trouvait lent. Cloué au sol, il sentait qu’il aurait du mal à décoller et regretta de ne pas avoir la légèreté de ces barbes de pissenlit qu’un souffle suffisait à disperser dans le vent. Eux riaient entre eux, quand ils ne s’entretenaient pas à voix basse pour éviter de le déranger. Il ferma les yeux et les laissa à leur petite cuisine. On allait vers le printemps, dit quelqu’une, et ce propos le fit sourire. Entre-temps la neige qui menaçait depuis le début de l’après-midi s’était enfin décidée à tomber. Il les pria d’éteindre en partant pour pouvoir contempler les flocons qui se pressaient par milliers contre la vitre. "

CHARLES PENNEQUIN
Mon binôme

Je parle de toi mon amour. Je parle de ton amour. Ou bien c'est de moi. C'est mon amour à moi dont il est question. Je me pose des questions sur notre amour à moi. Car y'a plus que moi dans cette affaire. Et je peux pas tout faire. Je peux pas faire l'amour avec moi tout seul. Et je peux pas parler tout seul non plus. Faut qu'on soit deux. Qu'on soit au grand complet pour se parler. Pour tout sortir. Faire le grand tri entre nos phrases. Pour dégager le terrain. Faut qu'on soit là pour faire table rase. Et pour qu'on soit plus qu'un. Faut qu'on discute un brin. Sinon ça sert à quoi de s'entêter. De tant vouloir être des hommes. Si aimer c'est déjà pas une vie. Et si l'amour c'est pas non plus humain.

VIKTOR PELEVINE
La Flèche jaune

"Il se détourna, et se mit à marcher. Il ne savait pas où il allait, mais ses pieds foulèrent bientôt une route asphaltée qui traversait un large champ. Une bande claire apparut dans le ciel, à l'horizon. Comme le tintamarre métallique des roues, derrière son dos, s'estompait, il commença à distinguer clairement des bruits qu'il n'avait jamais entendus auparavant : la sèche stridulation de l'herbe, le bruit du vent, et le son étouffé de ses propres pas."

GEORGES PEREC

La page Georges Perec sur Lieux-dits

ARTURO PEREZ-REVERTE

ARTURO PEREZ-REVERTE
Sidi
Traduction de l'espagnol parGabriel Iaculli

Ils se dirigèrent sans hâte vers le nord, par l’antique chaussée, à la rencontre de l’algarade maure qui tôt ou tard passerait par là. La voie, construite en grandes dalles de pierre encore en bon état, avait été foulée au cours des huit ou dix derniers siècles par les légions romaines, les hordes barbares, les armées gothes et les envahisseurs islamiques. Avec son tracé rationnel et droit, ses quelques bornes milliaires encore visibles, c’était là, se dit Ruy Díaz, l’une des artères par lesquelles passait l’histoire des peuples ; même si cela laissait indifférents les hommes poussiéreux et fatigués qui chevauchaient derrière lui, et lui-même. "


ARTURO PEREZ-REVERTE
La patience du franc-tireur

"Ils étaient des loups nocturnes, chasseurs clandestins de murs et de surfaces, bombeurs impitoyables qui se déplaçaient dans l'espace urbain, prudents, sur les semelles silencieuses de leurs baskets. Très jeunes et très agiles. L'un grand et l'autre petit. Ils portaient des jeans et des survêtements noirs pour se fondre dans l'obscurité; et, quand ils marchaient, on entendait dans leurs sacs tachés de peinture le tintement métallique des aérosols pourvus d'embouts faits pour des pièces rapides et peu précises. Le plus âgé avait seize ans. Ils s'étaient reconnus dans le métro quinze jours plus tôt à leurs sacs et à leur allure, en se guettant du coin de l'œil jusqu'à ce que l'un des deux fasse, d'un doigt sur la vitre, le geste de peindre quelque chose. D'écrire sur un mur, un véhicule, le rideau de fer d'un magasin.


ARTURO PEREZ-REVERTE

Club Dumas

Cadix, ou la diagonale du fou

Au seizième coup, l'homme attaché sur la table s' évanouit. Sa peau est devenue jaune, presque translucine et sa tête pend dans le vide. La lueur de la lampe à huile accrochée au mur laisse entrevoir des traînées de larmes sur ses joues sales et un filet de sang qui goutte de son nez. Celui qui le frappait s'arrête un instant, indécis, le nerf de bœuf dans une main, essuyant de l'autre la sueur qui ruisselle de ses sourcils et inonde sa chemise. Puis il se tourne vers un troisième personnage, debout derrière lui dans la pénombre, adossé à la porte. L homme au nerf de bœuf a maintenant le regard d'un chien de chasse qui demanderait pardon à son maître. Un molosse, brutal et maladroit.


ARTURO PEREZ-REVERTE
Le maître d'escrime

Dans le cristal des verres à cognac pansus se reflétaient les bougies qui brûlaient dans les candélabres d'argent. Entre deux bouffées, occupé à allumer un robuste cigare de Vuelta Abajo, le ministre étudia à la dérobée son interlocuteur. Pour lui, il ne faisait pas de doute que l'homme était une canaille.


ARTURO PEREZ-REVERTE
Le Tableau du Maître flamand

LES SECRETS DE MAÎTRE VAN HUYS
"Dieu déplace le joueur, et celui-ci la pièce. Quel Dieu derrière Dieu commence donc la trame?»J. L. Borges


Une enveloppe cachetée est une énigme qui en renferme d'autres. Celle-ci, une grande et grosse enveloppe de papier kraft, était marquée du sigle du laboratoire en son angle inférieur gauche. Et tandis qu'elle s apprêtait à l'ouvrir, qu'elle la soupesait tout en cherchant un coupe-papier parmi les pinceaux, les flacons de peinture et de vernis, Julia n'imaginait nullement à quel point ce geste allait changer sa vie.


ARTURO PEREZ-REVERTE
Les bûchers de Bocanegra

Ce jour-là, on fit courir les taureaux sur la Plaza Mayor, mais Martin Saldana, lieutenant d'alguazils, ne fut pas de la fête. On avait retrouvé la femme étranglée dans une chaise à porteurs, devant l'église de San Ginés. Elle tenait entre les doigts une bourse contenant cinquante écus et un billet anonyme avec ces mots : Prière de dire des messes pour le repos de son âme. Une bigote matinale l'avait découverte et avait alerté le sacristain qui à son tour avait prévenu le curé, lequel, après une urgente absolution sub conditione avait fait avertir la justice. Lorsque le lieutenant d'alguazils se présenta sur la petite place de San Ginés, voisins et curieux s'étaient déjà attroupés. On aurait presque cru à une fête, au point qu'il fallut donner l'ordre à quelques argousins de tenir la foule à l'écart pendant que juge et greffier dressaient procès-verbal et que Martin Saldafta jetait un tranquille coup d'oeil au cadavre.


ARTURO PEREZ-REVERTE
Le peintre des batailles

Comme chaque matin, il fit cent cinquante brasses vers le large et autant pour revenir à la plage en continuant de nager jusqu'à ce qu'il sente les galets ronds sous ses pieds. Il se sécha avec la serviette qui était accrochée à un tronc d’arbre roulé là par la mer, passa sa chemise, mit ses espadrilles et gravit le sentier étroit qui menait de la calanque à la tour de guet. Là, il se fit un café et se mit au travail, ajoutant des bleus et des gris pour parvenir à l’atmosphère adéquate.

 

 


ARTURO PEREZ-REVERTE
Le cimetière des bateaux sans nom

Observons la nuit. Elle est presque parfaite, l'étoile Polaire est visible à sa place exacte...

 

JEAN PERRET
Au hasard de l'homme

LE RENDEZ-VOUS

Je suis venu comme un nuage à la traîne

l'inaperçu, le souffleur
sur ta mémoire qui se déboise

Je suis venu comme un cerceau qui danse

Vertige et vibration
Jeu dans la ronde du temps

Et nous avons marché comme deux frères

Seuls, ensemble
à la frange des vagues

Puis vinrent les regards et leur émoi

Les mots, les gestes
tisserands de nous

Et nous nous sommes souvenus

Couverture: Portrait de l'auteur par Gérard Eppelé
novembre 2003

 

GEORGES PERROS

La page Georges Perros sur Lieux-dits



JACQUELINE PERSINI-PANORIAS
Si petits les oiseaux

Un mot lèche
la paume
du jour

mordille
les blancs
du ciel

cajole
si petits
les oiseaux

illustrations de Evelyne Debeire
2003

ANNE PESLIER
L'écaille du serpent

le poisson perd l'écaille du serpent
il s'en tire des fanes des fleurs de vieille

peau courroucée force de tirer l'eau en elle

longtemps dans la bouche
elle fouille l'ombre
les quelques voix qui sentent
sa tige courir fendre l'os au vent d'automne

tendre poussière à virer l'âme

dans l'eau de l'arbre le songe reste


FERNANDO PESSOA
Lisbonne

Je te revois encore une fois -Lisbonne et le tage et tout le reste
moi, le passant inutile de toi et de moi-même...

 


FERNANDO PESSOA
Bureau de tabac et autres poèmes.

"Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela mis à part, je porte en moi tous les rêves du monde."

PIERRE PEUCHMAURD
Arthur ou le système de l'ours

"La mer éteinte, il y avait des ours bleus dans les îles et le roi s'appelait comme eux et maintenant il dort."

Arlette Albert-Birot
Serge Pey

"Parfois on rencontre
un pied
de l'autre côté de la page
pour nous signifier
que l'on n'écrit pas
mais que l'on marche
et qu'il faut aiguiser nos crayons
au bord de nos souliers..."

YVES PICARD
La justice apparente

Lorsqu'il est au village, Jean habite une masure aux Justices, dont on dit qu'elle fut un temps une prison. Lui s'en fiche. Il serait né il y a une soixantaine d'années, à la fin d'une guerre. Il affirme avec sérieux cent vingt ou cent quarante ans et sa mémoire semble effectivement remonter loin.

ROBERT PICCAMIGLIO
Minuits partagés

J'enfonce alors mes mains

à travers l'obscurité
qui surgit de partout
lentement sans bouger
j'attends le jour.

 

Couverture : photographie de John Thomas
avril 1993


ROBERT PICCAMIGLIO
après la fureur

Tu en as vu si peu de ces jours qui se
remettaient en marche.

A cause de la couleur qu'avaient tes yeux, à cause
de la fatigue laissée par toutes ces nuits autour de
tes paupières.

D'abord si légères, puis si lourdes, pour finir
toujours fermées.

Et moi, pendant toutes ces nuits où tu étais
absente de nous, je faisais inlassablement
le même rêve.

Et le rêve, c'était qu'à mon tour, je traversais
beaucoup de pays.

Encore plus que ces oiseaux aux ailes tendues qui
venaient finir, dans le silence, leur bout de vie, sur
le sable laissé humide par les marées montantes
de la nuit.

Seuls, malgré leur nombre et presque
résignés d'être là.

 

RICARDO PIGLIA

RICARDO PIGLIA
Pour Ida Brown

"En ce temps-là, je vivais plusieurs vies, je me déplaçais par séquences autonomes : la série des amis, la série de l’amour, la série de l’alcool, de la politique, des chiens, des bars, des longues marches nocturnes. J’écrivais des scénarios qui n’étaient pas tournés, je traduisais des quantités de romans policiers qui avaient l’air d’être un seul et même roman, je rédigeais d’arides livres de philosophie (ou de psychanalyse !) qui étaient signés par d’autres. J’étais perdu, déconnecté, jusqu’à ce que, au bout du compte — par hasard, d’un coup, contre toute attente —, je finisse par me retrouver à enseigner aux États-Unis, mêlé à un événement dont je veux laisser un témoignage. Je reçus la proposition de passer un semestre en tant que visiting professor dans l’élitiste et privilégiée Taylor University ; un candidat leur avait fait faux bond et on avait pensé à moi parce qu’on me connaissait déjà, on m’envoya un courrier, notre affaire avança, on fixa une date, mais je commençai à tergiverser, à remettre à plus tard : je ne voulais pas vivre six mois enterré dans un désert. Un jour, à mi-décembre, je reçus un message d’Ida Brown écrit à la mode syntaxique des anciens télégrammes urgents : Tout prêt. Envoyez Syllabus. Attendons votre arrivée. Ce soir-là il faisait très chaud, je pris une douche, j’allai chercher une bière dans le frigo, je m’assis dans le transat face à la fenêtre : dehors la ville était une masse opaque de lumières lointaines et de sons discordants. "

 


RICARDO PIGLIA
Cible nocturne

Il commença par la description de la bourgade, ayant compris que c'était le sujet qui allait intéresser à Buenos Aires, où presque tous les lecteurs étaient comme lui et s'imaginaient la campagne comme un lieu paisible et ennuyeux, peuplé de paysans coiffés de bérets basques, qui sourient comme des tarés et disent toujours oui. Un monde de gens simples qui se consacraient à travailler la terre, fidèles aux traditions gauchesques et à l'amitié argentine. Il s'était déjà rendu compte que tout ça était du flan, et en un après-midi avait entendu des propos d'une mesquinerie et d'une violence pires que celles qu'il aurait pu imaginer.


RICARDO PIGLIA
Une renconte à Saint-Nazaire

Je suis revenu à Saint-Nazaire pour retrouver Stephen Stevensen. Peut-être ne devrais-je pas écrire «Je suis revenu », ni « J'ai décidé de revenir ». Peut-être devrais-je écrire que lui a décidé de mon retour à Saint-Nazaire pour que je puisse le rencontrer. Ou ne pas le rencontrer ? (Lui, c'est Stephen Stevensen.)
« Je suis petit-fils et arrière-petit-fils de marins », me dit-il un jour. « Seul mon père a refusé la mer, et c'est bien pour cela qu'il a vécu toute sa vie avec la même femme, et mourut misérablement dans un hospice, à Dublin. »


RICARDO PIGLIA
La Ville absente

La petite fonctionnait selon le modèle du ventilateur : elle avait pour système syntaxique un axe de rotation fixe. En parlant, elle remuait la tête et faisait sentir le vent de ses pensées inarticulées. La décision de lui apprendre à utiliser le langage supposait qu'on lui explique le moyen d'engranger des mots. Elle les perdait comme des molécules dans l'air chaud, sa mémoire était la brise qui agitait les rideaux blancs dans la salle d'une maison vide.

Je suis pleine d'histoires, je ne peux m'arrêter, les patrouilles contrôlent la ville et les établissements de l'avenue Nueve de Julio sont abandonnés, il faut sortir, traverser, rencontrer Grete Müller qui regarde les agrandissements photographiques des signes gravés sur la carapace des tortues, les formes sont là, les formes de la vie, je les ai vues et maintenant elles sortent de moi, je soustrais les événements de la mémoire vive, la lumière du réel clignote, faible, je suis la chanteuse, celle qui chante, je suis sur le sable, près de la baie, dans le fil de l'eau je peux encore me souvenir des anciennes voix perdues, je suis seule au soleil, personne n'approche, personne ne vient, mais je vais continuer, en face il y a le désert, le soleil sur les pierres calcinées, je me traîne parfois, mais je vais continuer, jusqu'au bord de l'eau, oui.


RICARDO PIGLIA
Argent brûlé

"Mon premier lien avec l'histoire que ce livre raconte (comme c'est le cas chaque fois que les événements ne sont pas de la fiction) est le fruit du hasard. Un soir de mars ou d'avril 1966, dans un train qui allait vers la Bolivie, je fis la connaissance de Blanca Galeano que les journaux appelaient "la concubine" du voyou nommé Mereles. Elle avait seize ans mais avait l'air d'une femme de trente ans et elle fuyait. Elle me raconta une histoire très étrange que je crus à moitié. (...) Durant les longues heures de ce voyage qui dura deux jours, elle me raconta qu'elle venait de sortir de prison, qu'elle avait fait six mois pour association de malfaiteurs avec les voleurs de la banque de San Fernando et qu'elle s'exilait à La Paz. (...) Et moi je l'écoutai comme si je m'étais trouvé en présence de la version argentine d'une tragédie grecque. (...)"

"La vie, c’est comme un train de marchandises…c’est lent, ça n'en finit pas, on dirait qu’il va jamais s’arrêter de passer, mais à la fin tu restes là toujours, à regarder la petite lumière rouge du wagon qui s’éloigne."

BORIS PILNIAK
L'année nue

traduit du russe par L. Bernstein et L. Desormonts

"Ils avaient tous trois des chaussures de tille ; le plus vieux portait une peau de mouton, et la petite était à demi nue. Leur nez à tous trois révélait nettement le sang tatare et le sang tchouvache. Ils étaient tous trois également décharnés. Dans le soleil couchant, le visage du vieux rappelait une isba, avec ses cheveux tombant comme des chaumes, et ses yeux, éteints comme ceux des aveugles et au regard millénaire, regardaient le couchant. Leurs yeux à tous trois exprimaient une indifférence incommensurable ou peut-être la sagesse des siècles incompréhensibles."

CLAUDIA PINEIRO
Une chance minuscule

" La barrière était abaissée. Elle freina, derrière deux autres voitures. Le signal d’alarme brisait le silence de l’après-midi. Un feu rouge clignotait au-dessus du signal ferroviaire. La barrière abaissée, l’alarme et le feu rouge annonçaient l’arrivée d’un train. Pourtant, ce train n’arrivait pas. Deux, cinq, huit minutes et aucun train n’arrivait. La première voiture contourna la barrière et passa. La seconde avança et prit sa place. "

ALBERT SANCHEZ PINOL
Fungus, le roi des Pyrénées

"En 1888, quand on voulait franchir cette muraille de sommets appelés les Pyrénées, on passait par une vallée étroite au centre de laquelle se tenait un village solitaire, la Vella. Ses habitants étaient des gens bons et humbles, mais une autre sorte d’individus y vivait également : ceux qui préféraient le lucre à la loi, qui empruntaient des chemins de montagne pour éviter frontières et droits de douane, et que tous nommaient les muscats à cause de la couleur violet foncé de leur barretina."

"Quand il pleuvait et que les fungus devaient se nourrir, ils sortaient de la Montagne Trouée et se regroupaient dans une clairière proche pour y recevoir l’eau de pluie. Ils s’unissaient en un groupe compact et créaient une sorte d’île de chair végétale sur l’herbe. Immobiles, unis sous l’eau comme s’ils étaient un seul corps. Alors Le Petit tentait de les rejoindre. Mais les fungus le poussaient avec des centaines de mains et de bras-racines, le repoussaient et l’écartaient. “Tu es un fungus étrange, ne t’approche pas de nous”, lui disaient-ils. Il tentait régulièrement d’entrer dans ce regroupement fongique, cherchait un trou dans la multitude des corps. Mais les fungus regroupés étaient une sorte de structure cuirassée ; ils le chassaient régulièrement : “Non, va-t’en !”"

HAROLD PINTER
Le Gardien

«DAVIES : Tous ces maudits va-nu-pieds, mon vieux, ça sait seulement se conduire comme des cochons. J'ai peut-être été sur les routes durant quelques années, mais vous pouvez y aller, je suis propre. Je prends soin de moi. C'est pour ça que j'ai quitté ma femme. Quinze jours après l'avoir épousée, non, même pas, pas plus d'une semaine, je soulève le couvercle d'une casserole et vous savez ce qu'il y avait dedans? Des sous-vêtements à elle, des sales. Et c'était pour cuire les légumes, cette casserole. Exprès pour les légumes. C'est après ça que je l'ai quittée et je l'ai plus jamais revue. »

JEAN-CLAUDE PIROTTE
avoir été

éblouis d'images confuses
nous restons à l'ombre des seuils
le chat guette les pigeons
quelqu'un marche à reculons

ALFREDO PITA
Ayacucho
Traduit de l'espagnol (Pérou) de René Solis

" La nuit n’a pas été très longue. Je me suis réveillé juste avant le lever du jour. Pendant un instant, j’ai cru que j’étais à Beyrouth, en pleine guerre civile, mais la réalité s’est vite imposée. C’était l’Ayacucho que Rafael Pereyra n’avait pas vue, mais qu’il avait parfaitement devinée, celle contre laquelle il avait voulu me mettre en garde. Ayacucho était une sombre réplique de l’enfer, un paysage nocturne gelé parsemé d’enterrements clandestins, de massacres collectifs de pauvres malheureux qui ne savaient même pas pourquoi on les tuait. Luis avait été assassiné quarante-huit heures plus tôt." » (de « Ayacucho (Bibliothèque hispano-américaine) » par Alfredo Pita, René Solis)


ALFREDO PITA
Le Chasseur absent

"Au-delà du ronflement des réacteurs, une silencieuse obscurité enveloppait cette partie de la planète, contaminant tout avec le vent paisible de la grande nuit universelle. Et le Pérou, l'énorme, le sombre, le misérable, le joyeux et violent Pérou qu'il avait quitté depuis déjà si longtemps était là, dessous, endormi et, en même temps, crépitant encore comme un immense bûcher qui s'éteint. Il se sentait solitaire et à son aise, assis là, aux limites de l'espace et du monde. Il était dans les airs, en suspens, non seulement par rapport à sa patrie, à sa terre, mais aussi par rapport à sa vie. Une grande paix enveloppait tout, mais il savait que ce n'était qu'une sensation fugace, aussi la savoura-t-il un instant."

SERGIO PITOL
La vie conjugale

Jacqueline Cascorro, protagoniste de ce récit, a connu pendant la plus grande partie de sa vie les expériences conjugales courantes : extases, querelles, tromperies, crises et réconciliations. Tout a changé en un instant quand, en brisant avec les doigts une pince de crabe et en entendant sauter derrière elle un bouchon de Champagne, elle s'est laissé gagner par une pensée qui allait revenir la hanter par intermittence et faire d'elle, à jamais, une femme aux très mauvaises idées.


SERGIO PITOL
Le Voyage

En mai 1986, en pleine perestroïka, un diplomate mexicain (l'auteur?) en poste à Prague est invité en Géorgie à titre d'écrivain. Il rédige un journal de bord de ce voyage au cours duquel il doit rencontrer d'autres écrivains.
Or, la glasnost s'embrouille et notre homme est promené à Moscou, à Leningrad; aussi le voyage se transforme t-il en une galopade folle de scènes grotesques et de calamités joyeuses, pour se terminer à Tbilissi l'irrévérencieuse, ivre de ce printemps politique. Sous la plume d'un merveilleux érudit excentrique et rêveur, ce voyage qui n'est ni un récit autobiographique ni un récit de voyage est aussi une traversée de siècles d'art et de culture, et de toute la forêt sacrée de la littérature russe, de Pouchkine à Gogol à Marina Tsvetaïeva.


SERGIO PITOL
L'Art de la fugue

J'ai passé mon enfance dans une sucrerie, El Potrero, dans l'Etat de Veracruz, endroit aussi insalubre que devaient l'être, à la même époque, les exploitations de Nouvelle Guinée, Haute-Volta ou Amazonie. A de brefs intermèdes d'activité physique succédaient de longues périodes où les fièvres paludiques, les tierces malignes, m'obligeaient à garder le lit. Mon seul plaisir était la lecture. De gré ou de force, je devins lecteur à plein temps.

VERONIQUE PITTOLO
On sait pourquoi les renards sont roux

"Loin d'être une béquille qui permet de traverser une période difficile, l'art à l'hôpital constitue une ouverture sur le monde, la possibilité de découvrir en soi un potentiel inexploré.

[...]

"Si la maladie parasite l'existence, la création propose des pistes de liberté. L'expression poétique est peut-être une des manières subtiles de la combattre, une aventure modeste qui crée du lien et montre que l'hôpital est un espace citoyen où on peut interpréter le monde et produire des fictions."

ALEJANDRA PIZARNIK
Les travaux et les nuits

ANNEAUX DE CENDRE

À Cristina Campopo

Ce sont mes voix qui chantent
pour qu'ils ne chantent pas, eux,
les muselés grisement à l'aube,
les vêtus d'un oiseau désolé sous la pluie.

Il y a, dans l'attente,
une rumeur de lilas qui se brise.
Et il y a, quand vient le jour,
un morcellement du soleil en petits soleils noirs.
Et quand c'est la nuit, toujours,
une tribu de mots mutilés
cherche asile dans ma gorge,
pour qu'ils ne chantent pas, eux,
les funestes, les maîtres du silence.

JEAN-YVES PLAMONT
Pour mon ours blanc

Dis-moi, ours blanc
t'as toujours été ours blanc
ou quoi?

illustrations Barbara Martinez

JACKIE PLAETEVOET
La brièveté d'être

"Parole maigre

comme
un psaume de l'once
une désolation
qui ripe
sur la page. "

SYLVIA PLATH
Oeuvres. Poèmes, romans, nouvelles, contes, essais, journaux

Messagers ( Ariel. Traduction Françoise Morvan et Valérie Rouzeau)

La parole d'une limace sur le plateau d'une feuille?
Ce n'est pas de moi. Ne l'accepte pas.

De l'acide acétique dans une boîte scellée?
Ne l'accepte pas. Ce n'est pas authentique.

Un anneau en or avec le soleil en prime ?
Des mensonges. Des mensonges et un chagrin.

Du givre sur une feuille, le chaudron
Immaculé qui discute et crépite

Tout seul à la cime de chacune
Des neuf Alpes noires,

Un trouble dans les miroirs,
Quand la mer grise vient fracasser le sien —

Amour, amour, ma saison.



"C'était un été étrange et étouffant, l'été où ils ont électrocuté les Rosenberg, et je ne savais pas ce que je venais faire à New York. Je deviens idiote quand il y a des exécutions. L'idée de l'électrocution me rend malade, et les journaux ne parlaient que de ça. La Une en caractères gros comme des boules de loto me sautait aux yeux à chaque carrefour, à chaque bouche de métro fleurant le renfermé et les cacahuètes. Cela ne me concernait pas du tout, mais je ne pouvais m'empêcher de me demander quel effet cela fait de brûler vivant tout le long de ses nerfs." (La cloche de verre)

 

ANDREÏ PLATONOV

ANDREI PLATONOV
La mer de Jouvence

"Un homme marchait, jour après jour, s'enfonçant dans les profondeurs des steppes, au sud-est de l'Union soviétique. Histoire d'occuper sa tête d'une pensée continue et de libérer son cœur de l'angoisse, il s'imaginait tour à tour mécanicien sur une locomotive, aviateur de la flotte aérienne, géologue explorant une terre inconnue, ou tout autre être professionnellement organisé. Il avait déjà réussi en marchant à découvrir la cause profonde des tremblements de terre, des volcans et du perpétuel bouleversement du globe terrestre. Grâce à l'ingéniosité du marcheur, ces phénomènes trouvaient leur origine dans le mouvement astronomique discontinu de la terre au milieu de l'espace incertain du cosmos. C'est-à-dire qu'à l'instant, si bref soit-il, où la terre trouve son point d'équilibre parmi les influences diverses des étoiles, et rétablit l'harmonie dans son mouvement complexe de balance et de progression, elle rencontre une situation exceptionnelle dans le bouillonnement de l'univers."


ANDREÏ PLATONOV
Le chantier
et Roman technique

"Au trentième anniversaire de sa vie personnelle, Vochtchev a été licencié du petit atelier de mécanique où il se procurait les moyens de subsister. Sur le papier de licenciement on lui a écrit qu'il était écarté de la production vu la faiblesse croissante de ses forces et ses moments d'absence au cœur des cadences générales du travail.
A son domicile Vochtchev a pris ses affaires dans un sac et ensuite est sorti à l'air libre pour mieux comprendre son avenir. Mais l'air était vide, les arbres immobiles gardaient soigneusement la chaleur dans leurs feuilles et la poussière s'étalait avec ennui sur une route sans hommes : la nature était dans un état tranquille. "


ANDREÏ PLATONOV
Tchevengour

"Zakhar Pavlovitch s'assit. Il venait maintenant de sentir le temps comme le voyage de Prochka quittant sa mère pour des villes étrangères. Il venait de voir que le temps c'est du chagrin en mouvement, un objet aussi sensible que n'importe quelle matière, quoique impropre à toute finition."

"Indigné jusqu'à l'âme, Zakhar Pavlovitch avait réellement perdu son habileté zélée. Il lui parut difficile de frapper correctement une tête de clou pour le seul plaisir de la paye. Le maître mécanicien le savait mieux que personne, il croyait qu'une fois perdu chez l'ouvrier un sentiment d'attrait pour la machine, une fois que le travail, d'abord naturel, gratuit, inconscient, deviendrait une nécessité financière, ce serait la fin du monde, pis même — après la mort du dernier vrai ouvrier on verrait se ranimer les pires salopards qui iraient dévorer les plantes du soleil et les objets fabriqués par les vieux maîtres."


ANDREÏ PLATONOV
Moscou heureuse

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

"L'homme sombre, une torche brûlante à la main, courait dans la rue par une nuit maussade de la fin d'automne. Tirée d'un sommeil morose, la fillette le vit par la fenêtre de sa maison. Puis elle entendit le bruit assourdissant d'un coup de fusil, il y eut un pauvre et triste cri : on avait dû tuer l'homme à la torche. Peu après, résonnèrent des tirs lointains, nombreux, et la rumeur de la foule dans la prison toute proche... La petite se rendormit et oublia ce qu'elle vit dans les jours qui suivirent : elle était trop petite, la mémoire et l'intelligence de la prime enfance se couvrirent pour toujours, dans son corps, des broussailles de la vie. Et pourtant, jusqu'en ses années tardives, surgissait çà et là, inopiné et triste, à la lueur blafarde du souvenir, un homme sans nom qui courait et s'abîmait à nouveau dans les ténèbres du passé et dans son cœur d'enfant grandie."

LAURENCE PLAZENET
La blessure et la soif

JUIN 1650
Première journée
Soleil de Midi.
Il pourchasse la dernière fraîcheur que le matin a laissée dans une allée de traverse d'un grand jardin d'île-de-France. Un peu de brume lève du sol. L'air tremble. À l'angle d'un parterre, cinq ou six laquais abritent sous des ombrelles bleues une femme et trois petits garçons. Sa nourrice tient en lisière un quatrième enfant; il porte encore la robe et le bonnet.

EDWY PLENEL
Pour les musulmans

"Dès 1951, dans son livre pionnier Les Origines du totalitarisme,, la philosophe Hannah Arendt met l'expansion impérialiste des dominations coloniales à la charnière de ce basculement européen dans l'horreur. Elle n'hésite pas à discerner dans la domination coloniale, et notamment dans la « mêlée pour l'Afrique », dénuée de toute limite éthique, « maints éléments qui, une fois réunis, seraient capables de créer un gouvernement totalitaire fondé sur la race ». Elle y décèle même, entre dispositifs bureaucratiques et massacres de masse, l'une des prémisses du système concentrationnaire."

 

 

CHARLES PLYMELL
Choix de poèmes


Le grand Indien poussa un cri exprimant des siècles de douleur,
entra dans l'allée aux tracteurs de semi-remorques Bulldog.
Jimmy Mammy lui fractura la mâchoire
et stocka de quoi planer pendant des années.
Ronnie prit de l'âge et se fit oublier sous les cieux californiens.

Le Grand Indien était mort, ses yeux troubles
contemplaient les cieux ... à jamais plus vastes
que sa nouvelle terre de lune qui lui refusait
asile et protection contre la grande araignée blanche.

FELIPE POLLERI
Baudelaire: Vie d'un auteur fou

Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Christophe Lucquin

"Ville obscure et sale par nature, a-t-il dit, ville marais, ville née pour sombrer dans la boue faite des « vils pleurs » des Parisiens, a-t-il dit, ces porcs bourgeois parisiens qui passaient leur vie dans les bordels, a-t-il dit, condamnant Baudelaire ou tripotant les domestiques dans le dos de leur femme ou déclamant du Victor Hugo dans les fêtes nationales ou mangeant des saucisses comme le Père Ubu ou, a-t-il dit, ne se baignant pas. Ensuite, Pasteur inventa le bain, les microbes et la lumière électrique et Paris devint la Ville Lumière."


FELIPE POLLERI
L'ange gardien de Montevidéo

Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Christophe Lucquin

"Elle est entrée. La maison était inhabitée et elle n’a pas vu le moindre meuble. Elle a traversé un patio dallé comme un jeu d’échec, elle a monté trois marches en granit et elle s’est retrouvée sur un balcon arrondi : l’horizon, courbe et ourlé d’orange, semblait être fraîchement peint. "

"Il est temps de noter dans ce dossier que je vis dans une ville au bord d’un fleuve ; comme le squelette d’une vache qui serait morte de soif avant d’arriver ou bien morte empoisonnée dès la première gorgée. Pour résumer, c’est une ville où personne n’arrive nulle part et où ceux qui arrivent tombent raides morts ! "

"L’Église catholique et d’autres institutions et personnes ont découvert, avec quelques siècles de retard, que nous les negros, nous avons une âme. J’en doute. Moi, pour commencer, je n’en ai pas. Ni âme, ni cœur, ni aucune autre manifestation plus ou moins spirituelle et, ou sublime. Je suis ni plus ni moins qu’un negro de merde, un putain de fils de pute de negro sans rien qui s’apparente à un sentiment positif, édifiant, sain, typiquement uruguayen. Néanmoins, je suspecte parfois qu’il y a quelque chose d’élevé dans ma très basse (et noire) nature ; c’est que j’écris toujours le même livre, et si je devais déclarer de quoi il relève, et révéler ce livre, je me verrais dans l’évidente nécessité de déclarer que, évidemment, il n’y a qu’un thème qui m’intéresse : la compassion."

NESTOR PONCE
Sous la pierre mouvante

"La pierre gigantesque surplombait l'abîme. Semblait flotter au-dessus des rochers, comme maintenue en l'air par des fils invisibles qui l'empêchaient de tomber. Elle devait mesurer largement vingt mètres sur cinq et peser plusieurs tonnes. Soudain, une douce brise se leva et je craignis de voir la magie se rompre et la Pierre s'effondrer, nous entraînant dans sa débandade. Mais pas du tout. Rien ne se passa. "


NESTOR PONCE
Désapparences

"Petits chemins

Tout chemin s’effondre quelque part
Toute flamme se précipite vers un océan
Tout poteau d’exécution brise nos chaînes
Nue rugissant un fouet tendu
je suis un ion de chair qui soupire :
tout l’amour du monde tout"


Nestor Ponce. (Né à la Plata, professeur à Rennes 2) avec Alain Le Saux (Editions Les Hauts-Fonds, Brest)
Maison de la Poésie de Rennes.22 mars 2013


NESTOR PONCE
La Bête des diagonales

"Lundi 12 avril 1897

...La soif. La soif. Tettamanti me l'a dit le jour de la fondation, quand on a posé la première pierre [de La Plata], le 19 novembre 1882. La cérémonie a commencé avec quatre heures de retard. L'archevêque Aneiros bénissait le désert. La femme de Rocha versait le mortier à l'aide d'une cuillère d'or à manche d'ébène incrusté de diamants, elle la tournait dans l'auge en acajou massif au bord d'ébène moucheté d'or. Une folie, une vraie folie, dans cet endroit perdu, où aucun d'entre eux, oppressés par l'humidité, usés comme des galets par la pression atmosphérique, épuisés par ce voyage laborieux, sous l'œil effrayé des vaches et des brebis, n'avait pensé à apporter de l'eau en abondance."

RENÉ PONS
Gravats
Dessins de Jacques Barral

"Rire au pied du trône, comme un bouffon, en regardant le roi dans les yeux. L'imbécile roi comprendra-t-il ce que signifie ce hennissement de bonheur ? Que nenni : il y a longtemps qu'il ne voit plus dans la profondeur des miroirs. Le mot ridicule n'a plus de prise sur lui, et comment comprendrait-il que le rire est le dernier territoire de liberté de ceux qu'il écrase de sa bêtise ? Il ne peut pas comprendre, il ne comprendra jamais, et il continue, content de lui et de ses maîtresses, à épingler de grotesques dorures sur la poitrine des crétins qui lui servent de piédestal. Entend-t-il seulement le sifflement de bêtise s'échappant de tous ces méritants caoutchoutés dont il vient de percer la baudruche ?"

 

ANNE PORTUGAL

ANNE PORTUGAL
et comment nous voilà moins épais

"évasion du secret

j'avais un ensemble avec la vie
une sélection presque latérale
une conciergerie des bords rideaux
et des parties du perron
pour l'ouvrir sur la rue
je ne suis pas obligé de quelque chose;.."

 


ANNE PORTUGAL
définitif bob

..."mais bob il peut comme ça sur une grille abandonner un gant
et décider lequel
protection fonctionnelle arrêtée
toutes les blessures infligées par une source beue
les blocs vont réagir..."


ANNE PORTUGAL
la formule flirt

"Vers un métier fraîcheur avc une chute. "

NATHALIE POTIN
Zébulon le monde

« C'est sûr, elle l'a eu trop tôt. Zébulon a toujours affiché cette vélocité de puce. Un ressort, une piafferie chronique, l'éclaireur intrépide qui met la troupe en danger. Sa tête à elle n'était pas formatée. Il a poussé gigolo, elle n'avait que des barrettes dans le cœur. Il a tapé au soupirail un jour de rouge à lèvres et de cheveux shampouinés de frais, qui se déploient en éventail, sur la cambrure du dos. De longs cheveux que l'on finit par lisser entre l'index et le pouce.
Elle n'avait surtout pas voulu le voir venir, en tapinois. Faites comme si je n'étais pas là ! À quinze ans, une belle figure de petite blonde, tout sucre et tout boudoir, première clope maladroite à l'angle d'un bar, les talons calés crânement au mur, impossible d'entendre brailler les couches au coin de l'amour et des baisers ! »

 

ALEXANDRE POUCHKINE
EUGÈNE ONÉGUINE
Roman en vers traduit du russe par André Markowicz


"Placé du côté de la légèreté, du sourire, le roman de Pouchkine est unique dans la littérature russe: il n'apprend pas à vivre, ne dénonce pas, n'accuse pas, n'appelle pas à la révolte, n'impose pas un point de vue, comme le font, chacun à sa façon, Dostoïevski, Tolstoï, ou, plus près de nous, Soljénitsyne et tant d'autres, Tchekhov excepté ...
En Russie, chacun peut réciter de larges extraits de ce roman-poème qui fait partie de la vie quotidienne. A travers l'itinéraire tragique d'une non-concordance entre un jeune mondain et une jeune femme passionnée de littérature, il est, par sa beauté, par sa tristesse et sa légèreté proprement mozartiennes, ce qui rend la vie vivable."
A. M.


GERARD POURCEL

GERARD POURCEL
Chroniques d'une mémoire infifèle

"Cette nuit de décembre 1969 avait été particulièrement froide. Une nuit sans ciel, ouverte sur le vide. La neige avait durci et craquait comme du verre. J'entrebâillai ma porte sur le silence du petit matin. Un brouillard épais se condensa dans mon entrée. Je jetai en abondance des miettes de mie de pain immédiatement roulées par le vent sur la neige glacée. Une nuée d'oiseaux, surgis de nulle part, s'empara du butin. C'est ce jour-là que je mourus, moi, Gertrude Stem. Comme ça, sans tambour ni trompette, en me rendant chez le boulanger. Une plaque de glace sur le trottoir."


GERARD POURCEL
Le dernier été balkanique

"En roulant vers la capitale, Jean-Luc et Annette essayèrent de faire le point. L'effet sur Radka des prédictions de la Tzigane les hantait. Même s'ils savaient que tout cela naviguait en plein irrationnel, même si toutes les prophéties sont en général assez floues pour coller, a posteriori, à la réalité, il n'en restait pas moins que Radka en était affectée et ça les ennuyait. En fort peu de temps, ils s'étaient attachés à cette femme forte de son entêtement à résister au régime socialiste, et pourtant si vulnérable. Ils tentèrent bien d'effectuer quelques parallèles entre le passé récent et les prédictions de la vieille montagnarde. Le policier qui était venu chercher «exceptionnellement» sa fille, le regain soudain d'intérêt de l'adolescente pour ses cours de français, la curiosité fouineuse d'un employé du gaz qui n'avait rien réparé et, pourquoi pas, le coup du clown du cirque ambulant étaient autant d'éléments qui pouvaient tout aussi bien être reliés ou totalement dépourvus de rapport. Radka elle, n'avait aucun doute.
Ce qui les agaçait un peu, c'était qu'ils ne possédaient pas de points de repère relativement aux mœurs politico-policières de ce pays. C'était seulement de Radka qu'ils détenaient toutes leurs informations. Ils avaient hâte de rencontrer d'autres personnes."

PIERRE PRESUMEY
Continuer

Il y a l'absence verticale
Celle qui s'ouvre à l'impourvu
Comme crevasse entre les pieds,
Et vous empêche de marcher;
Et celle qui tire le long,
Qui vole au printemps ses bourgeons,
A La rivière ses ruisseaux,
Et vous empêche d'espérer...

YVES PRIE
Passage des Amers

Tout est dit
il nous reste à inventer notre parole
dans les signes offerts
comme révélation de nos abîmes

Puis en un signe, vouloir rassembler une
multiplicité d'expériences et dire le monde
en une image recueillie.


YVES PRIGENT
La cruauté ordinaire

"...en déshumanisant l'homme, on ne supprime pas seulement un sujet humain on fait naître des forces de mort et de destruction"

"...mais si on veut bien porter attention aux lames de fond provoquées en sourdine par les désintégrations en chaîne provoquées par des humains sur d'autres humains, c'est bien du mal dont nous parlons. L'exclusion est tout aussi efficace pour déshumaniser un sujet; et, comme l'a fait remarquer Hanna Arendt, les besognes déshumanisantes des nazis se déroulaient sur le mode de la banalité de la vie de fonctionnaires ou de l'organisation d'une entreprise.

"Le but avoué de cet ouvrage est de rappeler sur des bases cliniques, psychanalytiques, sociales, phénoménologiques, personnelles, comme la dignité humaine est tout à la fois essentiele et fragile, vitale et destructible. Il a été écrit en vue d'alarmer : la sauvagerie est là, la cruauté présente dans l'ordinaire, la nature, la violence, à peine sommeillant dans notre coeur."
(2003 )

MARCEL PROFICHET
VINCENT DREANO
Le Livre de Marcel

Raconter les bons souvenirs qui nous ont fait vivre. Et raconter les souvenirs mauvais pour en finir. Raconter, toujours, entre ce qui doit mourir et ce qui ne le peut pas. C'est une ligne fine.

 

Editions Apogée
Collection "Piqué d'étoiles"
dirigée par Jacques Josse

PATRICIO PRON
L’Esprit de mes pères
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Claude Bleton

"J’aime demander aux gens que je connais quand ils sont nés ; s’ils sont argentins et nés en décembre 1975, je pense que nous avons quelque chose en commun, car tous ceux qui sont nés à cette époque sont le prix de consolation que nos parents s’accordèrent après avoir été incapables de faire la révolution.
Leur échec nous a donné la vie, mais nous leur donnions autre chose : au cours de ces années-là, un enfant était un bon écran, un signe sans équivoque qui devait être interprété comme l’adhésion à un mode de vie conventionnel, éloigné des activités révolutionnaires ; un enfant pouvait être, lors d’un barrage ou d’une perquisition, la différence entre la vie et la mort. "

"Parfois, je pense à mon père, au bord du puits où fut découvert Alberto José Burdisso, et je me vois à côté de lui. Mon père et moi, dans les ruines d’une maison, à trois cents mètres d’un chemin de terre peu fréquenté, quelques murs, des amoncellements de briques et de décombres au milieu des cinnamomes, des troènes et des broussailles, contemplant tous les deux l’orifice noir du puits où gisent tous les morts de l’Histoire argentine, tous les laissés-pour-compte, les défavorisés et les morts pour avoir opposé une violence sans doute juste à une violence profondément injuste, tous ceux que l’État argentin avait tués, l’État qui gouverne ce pays où seuls les morts enterrent les morts."

MANUEL PUIG
le plus beau tango du monde

Sous le tube de néon de la cuisine, elle regarde ses mains après avoir rebouché le flacon d'encre et, voyant que les doigts qui ont tenu le porte-plume sont tachés, elle va vers l'évier. Elle frotte ses doigts avec une pierre ponce et s'essuie à un torchon. Elle prend l'enveloppe, lèche le bord gommé et regarde pendant quelques secondes les spirales multicolores de la toile cirée.


 

THOMAS PYNCHON
V.

Autour donc de chaque germe du dossier, s'était développée une masse nacrée d'inductions, de licence poétique, de dislocation provoquée de la personnalité, dirigée vers un passé dont il n'avait pas le souvenir et qu'il n'avait pas le droit de pénétrer, si on excepte le droit de l'inquiétude imaginative ou de la probité historique, que personne ne consent à reconnaître.

HYE-YOUNG PYUN
La Loi des lignes

Traduction du coréen de Catherine Biros et Yeong-Hee Lim


 " La maison, construite deux ans après la naissance de Sae-oh, est petite et d’une architecture datée. Vétustes, exposées au vent et à la pluie, ses poutres sont gonflées et ses charnières rouillées. De fines lézardes apparues sur la façade et comblées par du ciment laissent passer le froid en hiver et la chaleur en été, occasionnant des factures d’électricité toujours plus élevées. Malgré ces défauts, elle représente le plus agréable et le plus réconfortant des cocons pour Sae-oh. "

HYE-YOUNG PYUN
Le jardin

Traduction du coréen de Lucie Modke et Yeong-Hee Lim  


HYE-YOUNG PYUN
La nuit du hibou

Traduction du coréen de Tae-Yeon Lee et Pascale Roux

 "Chang-ki contemplait souvent son reflet dans la vitre. Il était fasciné par sa silhouette aux contours imprécis, semblable à une ombre brouillée ou à un fantôme dans le vide. Aucun miroir, aucune autre surface réfléchissante ne pouvait lui renvoyer un reflet aussi parfait de lui-même. Son existence gagnait à être floutée."

 "In-su le croyait volontiers : il se souvenait des yeux pleins d’admiration de Monsieur Jin lorsqu’il regardait la forêt. Elle lui faisait du bien, disait-il souvent, il aimait y aller, ça lui changeait les idées. Pour In-su, c’était tout le contraire. Lorsqu’il regardait les arbres, qui grandissent imperceptiblement, avec leurs longues pulsations espacées de plusieurs siècles, il avait les paupières lourdes et se sentait accablé. "